Agir pour avancer ensemble: le rôle crucial des professeurs face à l’hostilité
Carole Diamant, professeure de philosophie et Déléguée Générale de la Fondation (18 novembre 2020)
Je vous parle d’un temps… où la prof de banlieue que j’étais se voyait escortée de grands gaillards encapuchonnés quand, un soir d’hiver, au fin fond de Saint-Ouen, j’avais, une fois de plus, perdu mon chemin.
À cette époque tous, élèves ou non, reconnaissaient les professeurs du lycée voisin et les protégeaient s’il le fallait. C’était en l’an 2000. Il y a 20 ans.
L’école était pour eux un lieu de confiance et de compréhension. Pour les jeunes filles en particulier car elles avaient vite compris que le savoir et les diplômes étaient la garantie de l’émancipation qu’elles appelaient de leurs vœux.
Alors, que s’est-il passé entre le début des années 2000 et le drame que nous déplorons aujourd’hui ?
Les sycophantes du pays s’écrient sur tous les plateaux « Nous n’avons rien fait pour les territoires perdus de la République ». Sans doute en effet n’ont-ils rien fait. Peut-être même étaient-ils de ceux qui s’insurgeaient contre toutes les expériences imaginées pour encourager l’ouverture de notre société aux enfants des banlieues porteurs de tant de cultures différentes.
L’autocritique est, sur le fond, un bon exercice mais elle a une limite. Elevée au rang de sport national, elle devient vaine et paralysante. En plus d’être agaçants, ces bons esprits sont stériles, débilitants, et tout simplement ignorants.
Bien-sûr que la communauté éducative a agi, et c’est déjà au nom des principes fondamentaux de notre République qu’en 2001, Richard Descoings – estimé directeur de sciences po Paris – bousculait les usages en permettant aux enfants des zones difficiles d’entrer dans la prestigieuse école. Il avait pour cela osé proposer de nouvelles modalités d’examen, rigoureuses et exigeantes, mais stratégiquement ouvertes sur le monde contemporain. Il avait également dû et su mobiliser toutes les bonnes énergies : le monde éducatif et associatif, des personnalités politiques mais aussi la sphère économique, venue prêter main forte pour aider à la réussite de ce programme.
En parallèle, dès le début des années 2000, des programmes police-justice étaient expérimentés dans les lycées sensibles. Ils se traduisaient notamment par des échanges directs très profitables, entre les représentants de ces institutions et les élèves.
Dès 2009, le premier Internat d’excellence sortait de terre, en quelques mois, dans le but de protéger des adolescents qui ne trouvaient pas, dans leur environnement familial les conditions d’une scolarité réussie. Quand on sait qu’un établissement scolaire met une dizaine d’années à être construit, il serait juste de mesurer l’exploit qu’a représenté la quarantaine d’internats de plus, créée sur tout le territoire, au cours des deux années qui ont suivi.
Sur un tout autre terrain, afin de proposer aux élèves une alternative à ce que l’on appelait déjà l’Islam des caves, bien connu des chefs d’établissement, nombre de lycées ont tenté d’introduire l’arabe littéraire comme langue optionnelle dans les cursus d’enseignement général.
Et au-delà… combien d’expérimentations et d’innovations depuis 2005, où l’article 34 de la loi d’orientation a fourni aux professeurs un cadre légal pour s’emparer de la réflexion pédagogique et répondre à une jeunesse en évolution, difficile à comprendre et à enseigner. Sur le terrain, les professeurs étaient déjà des centaines à tester de nouveaux moyens d’apprendre, les évaluer et chercher à les modéliser. Ces expérimentations sont aujourd’hui très courantes, c’est devenu un état d’esprit qu’il nous faut reconnaître et saluer car nous lui devons nombre de sauvetages scolaires.
C’est le lot de l’humanité que d’inventer toujours pour faire progresser les sociétés, même si aucun combat n’est gagné d’avance. De toutes ces expérimentations, certaines sont exemplaires, d’autres ont échoué et malgré ces efforts, nous assistons, désolés, à cette étrange période où certains élèves se dressent contre leurs professeurs. La situation est inédite et nous avons mis du temps à mesurer l’hostilité d’un nouveau contexte où nous n’étions plus les seuls à transmettre.
En ce début de XXIème siècle, il a été bien difficile d’appréhender cet ennemi invisible qui disputait la pensée des adolescents aux professeurs et qui enseignait la suprématie des lois religieuses sur les lois de l’école et de la Cité. Les élèves étaient devenus, à notre insu et à bas bruit, un enjeu, une proie, une prise de guerre, dans un nébuleux combat opposant la religion à la société et son école.
Reconnaissons que ce combat est rudement mené. Plusieurs sources religieuses distinctes, parfois rivales, se distribuent le terrain. Venant généralement de l’étranger, elles font la promotion des valeurs de l’Islam et exigent un retour assidu à la mosquée. Certains de leurs représentants ne parlent pas notre langue, ils se promènent dans les cités et refusent d’échanger avec les filles.
Mais ils ne sont pas seuls, à l’autre bout de l’échiquier, un autre genre de prophètes, tel Tariq Ramadan, petit-fils du fondateur des Frères Musulmans, maîtrise parfaitement nos codes culturels et coure les plateaux télé. On ne dira jamais assez son influence, dans nos villes de banlieue. Ses conférences se tenaient à guichets fermés et les enregistrements sur K7 s’échangeaient ou se vendaient comme des petits pains. Ses prêches, laïques ou religieux, n’étaient pas exactement de ceux qui confortent les principes républicains.
Ce que nous avons fait jusque-là n’est pas assez, c’est entendu, puisque quelques-uns de nos élèves ont échappé à l’école et plus encore à la raison. Mais le temps de l’innocence est définitivement passé avec la tragédie du 16 octobre.
Alors, de grâce, face à ce combat déloyal qui cache ses factieux et ses stratèges, cessons de nous quereller. Ne nous laissons pas impressionner par les moins nombreux qui, toujours, hurlent plus fort que les autres.
Des millions d’enfants suivent les cours, apprennent, comprennent, estiment. Par respect pour eux et pour tous les professeurs qui œuvrent au quotidien afin d’éclairer le chemin de leurs élèves cessons de dire que nous n’avons rien fait.
Le temps est venu de nous rassembler, de redéfinir nos priorités et nos engagements. Sachons expliciter les valeurs qui fondent les principes de notre République, et sachons les offrir en partage.
Nous voyons bien que chaque spectaculaire ruade des extrémistes contre la démocratie cimente notre population et nous ramène à ses fondements.
Je gage ici que chaque sombre menace n’aura jamais pour seul effet que de faire rejaillir les Lumières !